«Le moderniste a ceci de commun avec d’autres hérétiques, qu’il refuse toute révélation chrétienne. Mais parmi les hérétiques, il présente ceci de particulier qu’il dissimule son refus. Le moderniste, on ne le saura jamais assez, est un apostat doublé d’un traître. »
Père Calmel, op, préface sur le catéchisme sur le modernisme du père Lémius
« Les modernistes n’ont cessé de rechercher et de grouper en une association secrète de nouveaux adeptes, et d’inoculer avec eux, dans les veines de la société chrétienne le poison de leurs opinions, par la publication de livres et de brochures dont ils taisent ou dissimulent le nom des auteurs. »
Motu proprio Sacrorum antistitum, 1er septembre 1910
« Il y a une différence essentielle entre les modernistes et nous : c’est que le jour où Rome reconnaîtra que c’est nous qui avons raison, elle ne reconnaîtra pas des idées qui nous appartiendraient en propre, que nous aurions inventées, mais des idées qui furent celles de toujours de l’Eglise et que certains clercs ont perdues en route. »
Jacques Ploncard d’Assac, L’Eglise occupée, DPF, 1975, p.238.
La fausse religion des modernistes depuis saint Pie X
Cette doctrine se veut moderne, les modernistes ont peur de rester à l’écart de la société. Ils disent que l’Eglise doit épouser les mœurs et la pensée de son temps, fruits d’une pensée rationaliste et subjectiviste.
Le moderniste « amalgame en lui le rationaliste et le catholique » (saint Pie X, Pascendi), il est « imbu de philosophie moderne », veut « concilier celle-ci avec la foi » (saint Pie X, Sacrorum anstititum). Pie XII dira, dans Humani generis en 1950 : « Ils jugent absolument nécessaire que la théologie, selon les diverses philosophies dont, au cours des temps, elle se sert comme instrument, substitue de nouvelles notions aux anciennes. »
Cette nouvelle philosophie qui fascine les modernistes se nomme : agnosticisme et immanence vitale.
AGNOSTIQUE est celui qui nie à l’intelligence la faculté naturelle de connaître la réalité telle qu’elle est. Cette coupure entre le sujet qui connaît et la chose connue est commune aux philosophies modernes, celles de Descartes, Hume, Kant, Husserl ou Heidegger. Nous devrions nous contenter des phénomènes, des apparences. La nature et les lois métaphysiques qui charpentent la réalité nous restent inconnues selon eux. L’agnostique, après avoir coulé une chape de béton entre Dieu et lui, méprise la vérité objective et les définitions claires et définitives.
Son mépris de l’intelligence le conduit au relativisme, à l’acceptation de tout et son contraire.
IMMANENCE VITALE : voilà le moyen que l’agnostique trouve pour se former des convictions religieuses.
Vie religieuse, foi, relation avec Dieu sont réduites à une expérience intérieure, un sentiment, une conscience de soi, une autoréalisation.
Le moderniste est un autiste, privé de tout contact avec le monde extérieur, livré à ses sentiments. La foi est réduite à une « expérience individuelle » et « une certaine intuition du cœur » (Pascendi), les formules dogmatiques sont de purs symboles qu’il faut utiliser seulement si elles entretiennent et développent le sentiment religieux de chacun.
La Tradition devient alors « la communication faite à d’autres de quelque expérience originale, par l’organe de la prédication » (Pascendi). Le magistère aura pour rôle d’éveiller ce sentiment religieux que chacun porte « dans les profondeurs mêmes de sa nature de sa vie ». Le Pape n’est plus le Vicaire du Christ, sujet des pouvoirs suprêmes de juridiction et d’enseignement, mais se tient au service de l’immanence vitale de chacun, et assure un compromis entre la Tradition et la force progressive.
L’Eglise catholique devient « la collection des consciences individuelles » qui imitent le sentiment religieux de Jésus-Christ. Cette « émanation vitale de la conscience collective » (Pascendi) n’est plus la sainte Eglise société visible des fidèles catholiques unis par le baptême et la profession publique de la même foi sous l’autorité des pasteurs, mais indéfinissable et méconnaissable. L’Eglise se dissout dans le monde après s’être mis à son écoute, comme les slogans des années 1960-1970 le répéteront à l’envi pour désorienter les fidèles diaboliquement.
Non, l’Eglise n’écoute pas le monde, elle écoute son Epoux, Dieu seul, voilà la vérité. La différence entre prêtres et fidèles s’estompe également, alors que l’Eglise est sacerdotale. L’œcuménisme devient une conséquence immédiate. Puisque la religion est humaine pour les modernistes, il suffira pour unir les hommes que chacun suive sa conscience, son culte, et ainsi tous deviendront plus hommes et construira l’humanité, certes par des voies différentes mais vers un même sommet. Finalement il ne reste plus que l’homme, le culte de l’homme. Voilà l’hérésie condamnée avec force par saint Pie X.
Discours du 15 avril 1907 : « Nous qui devons défendre de toutes nos forces le dépôt qui nous a été confié, n’avons-Nous pas raison d’être angoissé devant cet assaut qui n’est pas une hérésie, mais le résumé de toutes les hérésies qui tendent à ébranler les fondements de la foi et à anéantir le christianisme ? « Oui, l’anéantissement du christianisme ! Car la Sainte Écriture n’est plus, pour ces hérétiques modernes, la source de toutes les vérités qui appartiennent à la foi, mais un livre quelconque ; l’inspiration des Livres saints se réduit pour eux aux doctrines dogmatiques entendues à leur façon et assez semblables à l’inspiration poétique d’Eschyle ou d’Homère. L’Église est l’interprète légitime de la Bible, mais ils la soumettent à une prétendue science critique qui s’impose à la théologie et la rend esclave. Quant à la tradition de l’Église, tout est relatif et sujet au changement, ce qui ramène à rien l’autorité des saints Pères. Tout cela, et mille autres erreurs, ils le propagent dans leurs brochures, leurs revues, leurs ouvrages ascétiques, jusque dans le roman [allusion à Il Santo, de Fogazzaro], et en termes ambigus, d’une manière nébuleuse, afin d’éviter une condamnation et de prendre les naïfs dans leurs filets. »
Le péché originel du modernisme, c’est son relativisme qui infecte la vérité. Le décret Lamentabili du saint Pape Pie X stigmatise ce relativisme dans sa proposition condamnée n°58…pour le plus grand bien des fidèles ! Par ailleurs, ces auteurs modernistes faisaient découler la religion de la conscience de l’homme, loin de la vérité de Notre Seigneur Jésus-Christ qui nous révèle par miséricorde ces vérités nécessaires à notre salut, que nous avons besoin de recueillir avec foi dans la charité et la reconnaissance.
Le 15 avril 1907, le saint Pontife dénonça le danger mortel que la sainte Eglise catholique courait avec ces fauteurs d’hérésie, dans une allocution au Consistoire des Cardinaux : « L’Eglise n’avait pas peur lorsque les édits des Césars ordonnaient aux premiers chrétiens d’abandonner le culte de Jésus-Christ ou de mourir. Mais la guerre redoutable, qui lui arrache des larmes amères, est celle qui provient de l’aberration des esprits, pour lesquels ses doctrines sont désavouées et se répète dans le monde le cri de révolte par lequel les rebelles furent chassés du Ciel. Et les rebelles, malheureusement, sont ceux qui professent et répandent sous des formes détournées les erreurs monstrueusessur l’évolution du dogme, sur le retour au pur Évangile, c’est-à-dire dépouillé, comme ils disent, des explications de laThéologie, des définitions des Conciles, des maximes del’ascétisme ; sur l’émancipation de l’Eglise, mais d’une manière nouvelle, sans se rebeller, pour ne pas être mis dehors,mais aussi sans se soumettre pour ne pas faillir à leurs convictions ; et enfin sur l’adaptation à l’air du temps en toute chose,en parlant, en écrivant, en prêchant une charité sans foi, très tendre pour les incroyants, laquelle ouvre malheureusement àtous la voie de la ruine éternelle. Vous voyez bien si Nous, qui devons défendre de toutes nos forces le dépôt qui Nous a été confié, n’avons pas raison d’être dans l’angoisse face à cetteattaque, qui n’est pas une hérésie, mais le compendium et lepoison de toutes les hérésies, qui tend à saper les fondementsde la foi et à anéantir le christianisme. »
Petit compendium des modernistes de saint Pie X à nos jours
Au début du XXe siècle, sous saint Pie X
Baron Von Huy : il faut « se consacrer à la grande œuvre de renouvellement du catholicisme ». Le catholicisme est parfait de par son divin Fondateur, le seul renouvellement est celui de nos âmes par la grâce de Dieu au moyen précisément des sacrements de l’Eglise catholique, de sa liturgie divine immuable dans son essence.
Tyrrel : veut « refondre le catholicisme ». Excommunié en octobre 1907. Le catholicisme vient de Dieu, il n’a besoin que d’être mieux compris et vécu.
Loisy : veut « réformer le régime intellectuel du catholicisme ». Excommunié le 7 mars 1908, apostasia misérablement. Dans L’Evangile et l’Eglise, Paris, 1906, p. 275 : « L’adaptation de l’Evangile à la condition changeante de l’humanité s’impose aujourd’hui plus que jamais. » Mais l’Evangile est éternel.
Au milieu du XXe siècle, de Pie XII aux années 1970
Teilhard : entend « corriger la foi ». Hélas non excommunié, hélas soutenu de façon larvée au plus haut niveau dès la seconde guerre mondiale, au détriment des fidèles. La foi est divine et parfaite.
Bouillard : « Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse ». Malheureusement non retranché de la communion catholique, au détriment des fidèles. Dieu ne change pas.
Congar : « Notre dessein était de combattre ce que, dans notre jargon, nous appelions la « théologie baroque » (…) la théologie de la Contre-Réforme » (Une vie pour la vérité, Jean Puyo interroge le Père Congar, Le Centurion, 1975, p.82). Lors de l’authentique réforme dans l’Eglise suite au concile de Trente, la théologie fut appuyée sur saint Thomas d’Aquin, dont la somme trônait en honneur sur l’autel avec les saintes Ecritures devant les pères du concile de Trente.
Aujourd’hui
Pape François, Evangelii Gaudium, §129, 24/11/13 : « Il ne faut pas que l’annonce évangélique doive se transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des paroles précises qui expriment un contenu absolument immuable. »
Et pourtant le dépôt de la foi est clos depuis la mort du dernier apôtre Très Saint Père, il est ferme et immuable, et se déploie comme la fleur dans la graine par les définitions des conciles et des Papes, les enseignements des docteurs et des Pères de l’Eglise, toujours dans le même sens.
Comment les modernistes se sont-ils maintenus de saint Pie X au concile, malgré la vigilance du pape par Pascendi, le décret anti-moderniste et le soin à nommer de bons évêques ?
Une confirmation de l’existence de cette rivière souterraine moderniste coulant dans d’Église même après les mesures énergiques prises par saint Pie X fut donnée par la publication en 1978 d’un document jusqu’alors inconnu, intitulé Dalprofondo : il testamento di fede di don Primo Vannutelli [Des profondeurs : le testament de foi de l’abbé Primo Vannutelli], prêtre romain décédé à Rome le 9 avril 1945, chez les pères philippins de l’Oratoire.
L’abbé Vannutelli, après avoir été moderniste, était officiellement « rentré dans l’ordre » en prêtant le serment antimodemiste prescrit.
Selon son exécuteur testamentaire, Francesco Gabrieli, « sa place est parmi ces modernistes restés au sein de l’Église après la condamnation, qui se sont pliés à sa discipline tout en gardant dans leur cœur leurs convictions intimes [...] ».
Selon Gabrieli, en écoutant cette voix qui vient des profondeurs et en la rapprochant du symbole de Nicée, « tout l’édifice de la foi s'effondre », « la filiation divine de Jésus, sa naissance virginale, les miracles, la résurrection, la Trinité. [...] Le cadre dogmatique du christianisme, ou du moins du catholicisme romain, en sort détruit [...]».
L’abbé Primo Vannutelli énonce sa profession de foi dans la nouvelle Église de la manière suivante :
« Des études approfondies, menées depuis des siècles par des hommes de différentes nations, d’esprits divers, parmi lesquels il y a vos enfants aussi, ont montré que, selon les Évangiles les plus anciens, Jésus ignora qu’il était le logos de Dieu, Dieu avec le Père, existé avant le monde. Dans ces récits Jésus ne se donne jamais ces titres. Ce fut un grand prophète, serviteur et fils de Dieu, envoyé à une grande œuvre, mais pas aussi chanceux que Moïse ou Mahomet, ou François d'Assise : quand il vécut, son peuple attendait un Messie [...]. Il semble bien que Jésus lui-même se considérait comme le Messie : mais il n’a jamais dit être le logos de Dieu, Dieu avec le Père. Et si quelqu’un qui lit ces pages me demandait : Et que reste-t-il alors au christianisme, si Jésus n’est pas Dieu, je répondrais tout de suite : Il ne reste que très peu de chose : Dieu, l’aspiration et la joie de l’univers. Mais alors, qu’est-ce qui distinguera le chrétien de l ’israélite et du mahométan ? Seriez-vous triste si rien ne nous distinguait vraiment ? Si, dans l’amour du Père, nous étions tous d’une seule bouche et d’un seul cœur ? Si aux nombreuses causes de discorde entre les hommes, ne s'ajoutait pas celle qui devrait, au contraire, être la source du plus grand amour ? Et si la vérité, qui est une, nous unissait ? ».
Tout en niant la divinité de Jésus-Christ et de l’Église, le prêtre romain postulait la nécessité de ne pas en sortir, attendant patiemment son inévitable transformation historique.
Les moyens pour favoriser ce processus étaient à son avis la liberté de la discussion et de la recherche, ainsi que le changement de la liturgie.
La réforme, pour être radicale, « devrait concerner les rites, non pas les dogmes ouvertement ».
Primo Vannutelli était resté un incrédule qui exerçait son ministère dans l’une des plus belles églises de Rome, la Chiesa Nuova, où il vivait en parfaite harmonie avec le père Giulio, le futur cardinal Bevilacqua, et avec le père Paolo Caresana, supérieur général de la Congrégation, sans que personne ne remarquât sa duplicité.
« Si l’encyclique Pascendi freina pour un temps la propagation de ces erreurs, elle ne l’arrêta pas. Le modernisme gagna l’esprit d’innombrables théologiens au cours du XXe siècle : Rahner, de Lubac, Teilhard de Chardin, Küng, Congar, Chenu, Schillebeeckx, etc. La plupart d’entre eux suivront les conseils que l’Italien Antonio Fogazzaro fit passer en 1906 dans son roman Il Santo : conquérir l’Eglise de l’intérieur et amener ainsi une évolution dans l’Eglise favorable aux idées modernes, qui triompheront au moment du concile Vatican II. (…) Angelo Roncalli, très tôt, sera imbu du nouvel œcuménisme, tandis que J.-B. Montini versera dans la démocratie chrétienne et le libéralisme. En Pologne, K. Wojtila lira les textes de son ami Jacques Maritain, un des pères de la liberté religieuse, tandis que J. Ratzinger pervertira sa jeune intelligence en lisant les auteurs allemands pétris de modernisme et rejettera la pensée trop « cristalline » de saint Thomas d’Aquin.
Un jour, ils deviendront les papes « conciliaires », ils penseront différemment de leurs prédécesseurs, comblant les conjurés de la Haute-Vente au-delà de leurs calculs les plus improbables. (…)
A la mort de Sangnier, le nonce Roncalli écrivit à sa veuve la lettre suivante, le 6 juin 1950 : « Le pouvoir fascinant de sa parole, de son esprit, m’avait ravi, et je conserve de sa personne et de son activité politique et sociale le souvenir le plus vif de toute ma jeunesse sacerdotale. » Saint Pie X décrivait pourtant le Sillon comme un « misérable affluent du grand mouvement d’apostasie » [le mouvement de Sangnier] »
Alexandre-Olivier Musey, La pénétration des principes maçonnique dans l’Eglise, Le Sel de la terre n°106, automne 2018, p. 106 et suiv.
« Je pense qu’à la prochaine rencontre (…) c’est moi qui les interrogerai, pour leur dire : « -Quelle Eglise êtes-vous ? A quelle Eglise avons-nous affaire, si j’ai affaire à l’Eglise catholique, ou si j’ai affaire à une autre Eglise, à une contrefaçon de l’Eglise ? » Oui, je crois sincèrement que nous avons affaire à une contrefaçon de l’Eglise et non pas à l’Eglise catholique. Ils n’enseignent plus la foi catholique. Ils ne défendent plus la foi catholique. Et je dirai : « -Que pensez-vous des anathèmes du concile de Trente ? Que pensez-vous des anathèmes de l’encyclique Auctorem fidei sur le concile de Pistoie ? Que pensez-vous du Syllabus ? Que pensez-vous de l’encyclique Immortale Dei du Pape Léon XIII ? Que pensez-vous de la Lettre sur le Sillon par le Pape saint Pie X ? De l’encyclique Quas Primas du Pape Pie XI, de Mortalium animos justement du Pape Pie XI contre l’œcuménisme, contre ce faux œcuménisme, et ainsi de suite. Qu’ils me répondent ! »
Mgr Lefebvre, Ecône, 21 juin 1978
Voici un article du philosophe Louis Jugnet en 1952 au sujet de la belle encyclique de Pie XII Humani generis.
Pensée moderneet modernisme, Louis Jugnet
Dès 1942, Louis Jugnet pressentit le retour en force du modernisme. La situation du catholicisme français, spécialement, l’inquiétait. L’encyclique Humani generis de Pie XII (1950) lui causa un immense espoir, mais qui ne dura guère. En quelques mois, il comprit que l’encyclique avait fait long feu et que, faute des mesures draconiennes qui auraient été nécessaires pour la faire respecter, elle ne briserait pas l’assaut des novateurs. Cela ne l’empêcha pas de lutter de toutes ses forces.
Le texte que nous reproduisons ici, paru en 1952 dans la revue Paternité, donne un bon exemple de sa manière : une sorte de guérilla intellectuelle où de hardis coups de main dans le camp même de l’ennemi lui permettent, ensuite, de le bombarder de traits de son propre camp
VOICI PLUS D’UN AN que l’encyclique Humani generis a été adressée au monde catholique pour chasser certains miasmes. S’attachant à dégager les causes profondes d’erreurs graves « qui menacent de saper les fondements de la doctrine catholique », elle en souligne deux qui sont essentielles : le goût morbide de la nouveauté à tout prix, et un désir mal compris d’apostolat auprès des incroyants. En des études variées, généralement antérieures à l’encyclique, nous avons souligné certaines de ces déviations en insistant sur le premier des mobiles incriminés. Aujourd’hui, c’est le second d’entre eux qui nous retiendra. Car enfin, une question capitale se pose : quel est l’accueil fait par l’élite des incroyants aux compromissions en cascade qui semblent à trop de catholiques français la condition d’un apostolat efficace auprès du monde moderne ?
Quelques témoignages, choisis parmi beaucoup d’autres, nous renseigneront facilement. Ils se résument, on le verra, en ces deux mots : dégoût et ironie envers le modernisme, ancien ou nouveau. Qui ne connaît le nom de Georges Sorel, théoricien du syndicalisme révolutionnaire, et dont la doctrine est un essai de synthèse du marxisme et du bergsonisme ? Il est intéressant de savoir ce que ce contemporain incroyant du bienheureux Pie X a pu penser de l’affaire moderniste. Nous avons à ce sujet quelques textes parfaitement explicites, notamment l’article publié par la très universitaire Revue de Métaphysique et de Morale (1908, p. 240, 273 et 413-447), plus l’étude de 1909 sur « La crise de la pensée catholique » (p. 523, 551, etc.), ainsi que Vues sur les problèmes de la philosophie (1910-1911). Un récent historien de la pensée sorélienne, F. Rossignol, résume ainsi la pensée de notre auteur :
"[…] Le catholicisme a légitimement condamné le modernisme, qui, sous prétexte d’accorder la religion avec la science et l’esprit moderne, prétend lui imposer des théories qui, au moment précis où on les accepterait, seraient déjà démodées et, par suite, n’aboutiraient qu’à introduire en lui, sans le moindre profit, l’instabilité la plus complète et la plus périlleuse." [La Pensée de G. Sorel, Paris, Bordas, 1948, p. 94.]
Le même Sorel, tout en s’opposant au thomisme, jugeait assez sainement des rapports entre philosophie et science. Ce n’est pas lui qui, telle une personnalité catholique dont nous connaissons le cas, se serait enquis « du bouleversement introduit dans le traité des anges de saint Thomas, par les géométries non-euclidiennes et la théorie de la relativité d’Einstein » (sic). N’écrit-il pas, en effet : Lorsque, par exemple, on parlera du rapport de la puissance et de l’acte, comment se mettrait-on en contradiction avec la science, puisque la science ne peut jamais avoir à connaître une telle relation ?... [Quant à la théorie de la matière et de la forme] une telle exposition ne peut être contredite par aucune doctrine de la science moderne. Celle-ci ignore, en effet, ce que sont la matière, la forme, la substance, sur lesquelles raisonnent les théologiens…
Même réaction chez le critique littéraire bien connu – et de libre-penseuse mémoire – que fut Paul Souday. Celui-ci, sans hésitation, écrivait alors dans le Temps un article qui mériterait d’être cité plus souvent. (Cette page fut rédigée à propos du très médiocre roman du moderniste italien Fogazzaro, Le Saint).
On ne fait point ici de théologie, et on ne se donnera pas le ridicule d’évoquer le procès du modernisme.
Notons pourtant, à un point de vue purement profane, que le bon Fogazzaro retardait, avec sa superstition de la science et du progrès, et sa manie de les mêler à tout. Les questions métaphysiques et religieuses ne sont pas du même ordre que les questions scientifiques, et d’ailleurs celles-ci comportent presqu’autant d’incertitudes. Fogazzaro s’est beaucoup préoccupé de concilier la Genèse et la théorie de l’évolution, qu’il croyait démontrée et désormais inébranlable. Cette théorie n’est pourtant qu’une hypothèse, et l’autorité de Darwin, déjà bien menacée, ne durera probablement pas autant que celle de la Genèse. Fogazzaro professait une admiration un peu simpliste et béate pour la vie moderne ; il en avait plein la bouche et ne tarissait pas sur la nécessité d’adapter le catholicisme à cette vie moderne si précieuse. Quel enfantillage… Ce temps présent est mêlé de bon et de mauvais ; au total, assez plat, et bien inférieur à quelques autres. A quel titre lui attribuer un privilège spécial, et juger insuffisante pour lui une religion qui a suffi à Bossuet et à Pascal ?
L’impulsion automatique des naïfs et des ignorants exalte leur époque par-dessus toute autre, parce qu’ils ne connaissent point les époques antérieures, et parce que celle-ci a le privilège de les avoir produits au jour… Les amoureux du passé peuvent tomber dans quelques excès ; leurs préventions, du moins, s’appuient sur une sérieuse culture, une imagination vivace et un sens critique aiguisé qui leur a permis de juger leur siècle à l’encontre de l’instinct. Ils s’élèvent à concevoir que ce qui est caractéristique d’un siècle, moderne ou ancien, n’a que peu de valeur, et que l’important, c’est ce qui dure.
Le catholicisme a, sur les idées auxquelles Fogazzaro sait si bon gré d’être modernes, et qui demain peut-être auront passé, la supériorité de ses dix-neuf cents ans d’existence. Bien loin de vouloir le modifier pour le mettre à la mode, on peut penser que son principal attrait réside au contraire dans son immuable pérennité. Bien loin de le subordonner au siècle, on a le droit de l’aimer par contraste, et comme un refuge contre le siècle. Un Veuillot, par exemple, est un écrivain catholique autrement passionnant qu’un Fogazzaro. Pour tout dire, à l’opportunisme ambigu et fade des modernistes, il est loisible de préférer, par simple goût des belles choses réalisant la plénitude de leur type, soit la netteté de la pure libre-pensée, soit la splendeur traditionnelle du catholicisme intégral. [Le Temps, 3 juillet 1911.] Si nous nous tournons vers le monde des journalistes proprement dit, les informations pittoresques ne nous manqueront pas. Empruntons à J. Carrère, faisant une préface pour l’ouvrage de Carlo Presti, Papes et cardinaux (1925), les renseignements suivants, concernant le très libéral A. Hébrard, de souche protestante, on le sait, et qui guida si longtemps le journal où écrivait Souday : Le modernisme avait été mis à la mode, et soutenir « le curé de campagne » [Pie X] passait pour vieux jeu… Chaque fois donc que j’envoyais de Rome au Temps une dépêche exposant fidèlement la pensée de Pie X, le bon Hébrard, directeur du journal, était assailli incontinent par des phalanges de penseurs effarés, d’ecclésiastiques même, qui faisaient appel au vieil esprit libéral de la maison et manifestaient leur surprise qu’on y laissât parler sans réserves « les disciples de Torquemada »…
Lors de mon premier voyage annuel, dans l’hiver de 1907-1908, mon cher directeur me pria de venir le voir et me garda une heure et demie. Il ne me dissimula pas que mon attitude lui avait valu de nombreuses réclamations, dont les plus sévères émanaient d’ecclésiastiques devenus illustres, et que je ne désignerai pas davantage.
— « Selon eux, me dit Hébrard, les doctrines modernistes seront inévitablement celles de demain. Elles ont, paraît-il, pour elles l’élite du clergé dans le monde entier… Or, s’il en est ainsi, nous risquons de passer pour ridicules et il ne le faut pas…
— « Je reconnais à chacun », déclarai-je, « le droit de penser et de dire librement ce qu’il veut. Que l’on soit Renan, que l’on soit Loisy, que l’on soit Voltaire, que l’on soit Calvin, Luther, tout ce qu’on voudra. Mais, au moins, que l’on quitte l’Église, et que l’on ne garde pas la soutane sur l’épaule pour ronger intérieurement le culte qu’on a mission d’enseigner. »
Le bon Hébrard me regarda un moment en silence et me dit : « Vous pouvez me prouver que ces gens sont contre l’Église même ? »
— « Immédiatement. » Et sortant de ma poche des documents irréfutables, je lui montrai jusqu’à quel degré de négation subtile et raffinée arrivaient les chefs modernistes, ceux-là qui s’obstinaient à rester dans l’Église, tout en niant même la divinité de Jésus-Christ. Adrien Hébrard prit les documents et en relut quelques-uns particulièrement typiques, et soudain il s’écria dans sa pittoresque vivacité :
« Mais, parbleu, vous avez b… ment raison. C’est épatant (sic). Ils sont encore moins catholiques que Renan. Mais alors, qu’est-ce qu’ils f… dans l’Église ? »
- « C’est évidemment, insinuai-je, la seule question que nous nous permettions de leur poser. »
— « Mais c’est très juste, mon cher. Et désormais je suis avec vous. Ou ces types-là savent qu’ils sont les ennemis de l’Église, et alors, quelle hypocrisie ! Ou ils ne le savent pas, et alors, quel gâtisme !… Qu’ils sortent donc de l’Église, comme Renan et le père Combes. Et alors, je les estimerai. Et, s’il le faut, je leur ouvrirai les colonnes du Temps pour exposer leur thèse. Mais tant qu’ils voudront à la fois renier le dogme et dire la messe, je les tiendrai pour des mufles et des crétins. »
Ainsi parlait-il en 1907. Et pas une seule fois Adrien Hébrard ne se démentit quand les velléitaires d’hérésie venaient se plaindre.
— « Catholique, mon cher directeur. » — « Alors, en matière de dogme, c’est le pape qui a raison… »
N’oublions pas que le poète d’avant-garde Guillaume Apollinaire déclarait tout net, au cours des mêmes années :
L’homme le plus moderne du siècle, c’est vous, pape Pie X [Alcools].
Sensiblement à la même époque encore, un instituteur autodidacte, farouchement anticlérical, et qui, à force de travail et de persévérance, avait réussi à passer examens et concours qui l’avaient fait accéder à la chaire d’Histoire de la philosophie médiévale de l’École des Hautes Études religieuses – nous voulons parler de François Picavet – faisait cette constatation sans bienveillance : Les modernistes […] n’ont pas fait des catholiques : personne, à notre connaissance, parmi ceux qui se réclament de la science positive et de ses constructions philosophiques, n’a donné son adhésion aux doctrines catholiques présentées avec leur interprétation moderniste. Quant aux catholiques […] ils ne pouvaient [accepter ces vues] sous peine de ne plus conserver de leur religion que des mots vides de réalité. [Théologies et philosophies médiévales, Paris, Vrin, p. 366.]
Dira-t-on qu’il s’agit exclusivement d’auteurs français ? Mais cette manière de voir est partagée même par des Américains incroyants, tel le philosophe irrationaliste et naturaliste G. Santayana, auteur néoréaliste connu. Voici ce qu’écrit à ce sujet l’universitaire français qui connaît le mieux son œuvre : Santayana s’attache à montrer ce qu’a d’ambigu et d’instable, de profondément contradictoire en soi, une tentative de cette sorte [le modernisme] qui ne peut aboutir qu’à ruiner les bases mêmes du christianisme... Le moderniste n’a pas cette foi réduite, mais littérale [du protestant classique] ; il garde en bloc les croyances catholiques, mais c’est pour n’en professer aucune de la manière dont elles exigent d’être professées ; la vérité, c’est qu’il cesse d’être chrétien pour devenir un amateur, ou, si l’on veut, un « connaisseur » du christianisme.
Et quant à sa prétention de réconcilier la doctrine avec les idéaux du monde moderne, elle est la négation même de l’esprit du christianisme. Autant vaudrait, pour convertir le royaume de César au Royaume de Dieu, commencer par modeler le Royaume de Dieu sur le royaume de César. Et c’est bien, d’ailleurs, ce que fait le modernisme, quand il se flatte de revigorer le christianisme par une alliance avec la pensée moderne, qui est l’expression même du monde en ce qu’il a de réfractaire à l’esprit chrétien. Il souhaite sincèrement, dans l’intérêt de la foi, une réconciliation avec le siècle, mais il commence par adopter, dans tous les ordres, les postulats de celui-ci. Or, le christianisme est essentiellement la condamnation du siècle ; il n’est pas venu pour justifier les voies du monde et les idéaux de l’homme, il est venu pour dénoncer la corruption du monde, et pour annoncer le salut de l’homme par la croix. En fait, le modernisme trahit le message authentique du christianisme ; il n’est rien d’autre que l’attachement historique à son Église d’un catholique qui se découvre païen. [Duron, La Pensée de G. Santayana, I, Santayana en Amérique, Paris, 1950, p. 257-258.]
Dirons-nous que la perspective a beaucoup changé pour nous, hommes de 1952 ? C’est fort douteux, car, sous un revêtement parfois rajeuni, on retrouve de très vieilles erreurs. Comme il y a quelques dizaines d’années, elles soulèvent le cœur de l’adversaire intelligent. Nous pourrions multiplier les témoignages empruntés à des universitaires incroyants, qui sont parmi nos collègues de l’enseignement secondaire et supérieur d’État. Beaucoup ont tenu à nous dire, au cours de nos luttes de ces dernières années, combien ils nous donnaient raison, au nom de leurs exigences d’honnêteté intellectuelle et de cohérence doctrinale. Nous avons là de beaux témoignages, mais trop personnels pour être publiés (maintenant du moins). De même pour les étudiants d’agrégation en philosophie. Nous entendons encore l’un d’entre eux nous dire : « Je ne suis pas catholique, mais si je voulais le devenir, ce serait comme ça » (il voulait dire : à la manière traditionnelle). Un autre, actuellement professeur de collège dans le Midi, nous écrivait une longue lettre où il disait le scandale et le grave danger d’apostasie qu’avait été pour lui l’aberrant irénisme de certains de ses maîtres secondaires. (Oserons-nous avouer qu’il sortait d’un collège qui se dit « chrétien » ?)
Dans le même esprit, un jeune agrégé de philosophie, ancien élève de l’École Normale Supérieure, et qui connut bien des hésitations en ce qui concerne son orientation religieuse, écrivait, lors de la parution d’Humani generis : Rappellerai-je ici le cas d’un jeune homme que je connais bien ? Il vint trouver, en 1946, les révérends pères d’une célèbre revue intellectuelle. Après les bouleversements de la guerre, il s’orientait vers la foi catholique de son enfance. Quelles paroles attendait-il ? Quel enseignement demandait-il ? Sans doute l’Évangile, l’Écriture, et ce qui peut permettre de les mieux comprendre. Hélas !… Il ne fut pas question de cela ; on lui glissa dans les mains un cahier polycopié, œuvre d’un célèbre paléontologiste, poète de la foi, devenu théologien. Sa déception fut totale. Ce n’est pas à l’hétérodoxie qu’il fut sensible – ce pauvre jeune homme avait des soucis plus urgents que de condamner son prochain – mais à la faiblesse, à l’indigence de ce cahier, un de ceux où, comme le dit Sa Sainteté Pie XII « on s’exprime plus librement puisqu’ils sont communiqués privément ». Oui, faiblesse, indigence dialectique et logique. Ce jeune homme dont je parle ne se souvient pas sans une sorte de dégoût des jongleries médiocres, quasi-puériles, sur l’un et le multiple, qui lui étaient là offertes en guise de théologie… Quelle tristesse, se disait-il. Est-il possible que l’Église catholique ne donne que cette viande creuse au philosophe qui veut la rejoindre ? Il avait connu, avant 1939, du « Hegel baptisé ». Voilà qu’on lui baptisait Darwin, pis : qu’on lui darwinisait le baptême. Rome, le catholicisme, n’était plus le point fixe, la divine ancre, jetée dans la profondeur du monde ; à peine une bouée… Le jeune homme se trompait, mais cette tromperie avait des causes communes et puissantes. C’est parce que ces causes ont commencé de produire leurs effets que l’encyclique Humani generis appelle aussi fortement la méditation du chrétien, mais aussi du philosophe et de l’honnête homme. [P. Boutang, Aspects de la France, septembre 1950.]
On pourrait donc appliquer au modernisme la jolie formule de Claudel sur la religion de Victor Hugo : C’est quelque chose comme le vin sans alcool, le café sans caféine, et le topinambour, qui est le parent pauvre de la pomme de terre.
Renan, dont l’influence néfaste fut incalculable, et contribua certainement à la germination du modernisme, a eu parfois des réflexions assez lucides. Nous avons cité ailleurs celle qui voit dans le catholicisme traditionnel « la plus caractérisée et la plus religieuse des religions ». En voici une autre : La Somme de saint Thomas d’Aquin, résumé de la scolastique antérieure, est comme un immense casier, qui, si le catholicisme est éternel, servira à tous les siècles : les décisions des conciles et des papes à venir y ayant leur place en quelque sorte étiquetée. [Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 280.] C’est aussi Renan qui a dit : L’Église n’abandonnera jamais rien de son système scolastique et dogmatique. Elle ne le peut pas. Ce sera notre conclusion.