Un homme ne parvient à accomplir sa nature d’animal rationnel qu’à l’aide de l’éducation que lui dispensent ses semblables au sein de communautés naturelles.
La première des communautés naturelles est la famille. Le petit d’homme vient au monde grâce à un père et une mère qui doivent naturellement — sauf accident — l’élever, lui donner une éducation, lui transmettre ce qu’ils ont eux-mêmes reçu. Par son exemple, la famille procure l’amour et éduque à l’amour, elle enseigne l’essentiel de la vie en société (comme le respect de l’autorité garante du bien commun, le respect de l’altérité sexuée, l’aide à apporter aux plus jeunes ou aux plus faibles, etc.) ainsi que la hiérarchie des biens.
Mais la famille, malgré son rôle essentiel, ne peut pourvoir à l’ensemble de ses besoins.
L’autre communauté naturelle qui existe nécessairement, et qui pourvoit le plus universellement aux besoins de l’être humain, est la communauté politique (ou cité7).
Aussi Aristote donne-t-il une autre définition de l’homme, cette fois-ci, dans un ordre pratique :
L’homme est un animal politique 8 .
Sans la cité, l’homme ne peut accomplir sa nature rationnelle, car il est un enfant-loup, autrement dit, à peine plus qu’un animal.
La loi naturelle est la loi de la nature humaine
L’homme est donc un animal rationnel et politique. Ainsi, comme n’importe quelle autre créature, existe-t-il pour lui des lois qui lui sont propres et qui constituent l’écologie 9 de l’être humain : non seulement des lois physiques, biologiques ou physiologiques (nature animale), mais aussi des lois de bon comportement par rapport à lui même et à ses semblables (nature rationnelle et politique).
Les lois du bon comportement de l’être humain sont appelées loi naturelle ou loi morale. Saint Thomas d’Aquin résume les préceptes de la loi naturelle :
Tout ce qui agit, le fait en vue d’une fin qui a valeur de bien. C’est pourquoi le principe premier, pour la raison pratique, est celui qui se base sur la notion de bien, à savoir qu’il faut faire et rechercher le bien et éviter le mal. Tel est le premier précepte de la loi 10 .
Tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle 11 .
Appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc. 12
On trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : par exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre 13 .
Mais bien avant l’Aquinate, dans la Rome païenne, Cicéron proclame l’universalité de la loi naturelle propre au genre humain :
Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle dont les ordres invitent au devoir, dont les prohibitions éloignent du mal. Soit qu’elle commande, soit qu’elle défende, ses paroles ne sont ni vaines auprès des bons, ni puissantes sur les méchants.
Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée tout entière. Ni le sénat, ni le peuple ne peuvent nous délier de l’obéissance à cette loi.
Elle n’a pas besoin d’un nouvel interprète, ou d’un organe nouveau. Elle ne sera pas autre dans Rome, autre dans Athènes ; elle ne sera pas autre demain qu’aujourd’hui : mais, dans toutes les nations et dans tous les temps, cette loi régnera toujours, une, éternelle, impérissable ; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu même donne la naissance, la sanction et la publicité à cette loi, que l’homme ne peut méconnaître, sans se fuir lui-même, sans renier sa nature, et par cela seul, sans subir les plus dures expiations, eût-il évité d’ailleurs tout ce qu’on appelle supplice 14.
Le droit naturel découle de la loi naturelle
L’existence d’une loi commune au genre humain implique des droits imprescriptibles qui garantissent à tout être humain la liberté d’accomplir cette loi, tel est le droit naturel.
Quand Aristote traite de la « loi commune» à tous les hommes et du droit naturel qui lui est associé, il recourt à l’exemple d’Antigone — l’héroïne du dramaturge Sophocle (495-406 av. J.-C.) — qui meurt pour avoir soutenu devant le tyran Créon qu’elle avait le droit d’obéir à une loi supérieure à la sienne :
Il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle, quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car c’était là un droit naturel : « Loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont personne ne connaît l’origine. » C’est aussi celle dont Empédocle s’autorise pour interdire de tuer un être animé ; car on ne peut prétendre que cet acte soit juste pour certains, et ne le soit pas pour d’autres : « Mais la loi universelle s’étend en tous sens, à travers l’éther qui règne au loin et aussi la terre immense 15 . »
De l’origine de la loi naturelle au droit divin
Il n’est point de loi sans législateur et, depuis l’Antiquité, la loi naturelle est reconnue comme le fruit d’une Intelligence supérieure, d’une Volonté divine. Ainsi l’exprime Sophocle par la voix de la vertueuse Antigone qui conteste la loi de Créon, injuste, car contraire à la loi naturelle et divine, ainsi qu’au droit associé à cette loi prioritaire :
Antigone — Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! Ce n’est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux !
Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m’exposer à leur vengeance chez les dieux 16 ?
De Bonald (1754-1840) précise la notion de droit divin, ce droit fondamental de vivre selon la loi naturelle voulue par Dieu et à laquelle doivent nécessairement se conformer les lois de l’autorité politique pour être légitimes :
Nous ne voyons le droit divin que dans la conformité des lois sociales aux lois naturelles dont Dieu est l’auteur 17 .
[Les gouvernements] sont surtout de droit divin lorsqu’ils sont conformes aux lois naturelles de l’ordre social dont le suprême législateur est l’auteur et le conservateur, et le pouvoir public ainsi considéré n’est pas plus ni autrement de droit divin que le pouvoir domestique. Et les imposteurs qui disent, et les sots qui répètent que nous croyons telle ou telle famille, tel ou tel homme visiblement désigné par la providence pour régner sur un peuple nous prêtent gratuitement une absurdité pour avoir le facile mérite de la combattre, et sous ce rapport, la famille des bourbons n’était pas plus de droit divin que celle des ottomans 18 .
Le droit divin n’est donc que la reconnaissance de l’origine divine du droit naturel, et le jurisconsulte Jean Bodin (1529-1596) associe bien les deux quand il s’agit de justifier l’interdiction des crimes :
Les défenses des crimes sont de droit divin et naturel 19 .
7. Contrairement à une famille qui ne peut subsister seule, la cité est auto-suffisante pour assurer sa mission. Pour cette raison, elle est appelée « société naturelle parfaite».
8. « L’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société. » (Aristote, La Politique, livre i, chap. i, par. 9, trad. Thurot, Garnier Frères, Paris, non daté, p. 5.)
9. L’écologie est la science qui a pour objet les interactions des êtres vivants entre eux et avec leur environnement.
10. Saint Thomas d’Aquin, Som. théo., La Loi, Question 94, op. cit., p. 109-110.
11. Saint Thomas d’Aquin, Som. théo., La Loi, Question 94, op. cit., p. 111.
12. Saint Thomas d’Aquin, Som. théo., La Loi, Question 94, op. cit., p. 111.
13. Saint Thomas d’Aquin, Som. théo., La Loi, Question 94, op. cit., p. 111-112.
14. Cicéron, De republica, livre III, 17, in La république de Cicéron traduite d’après un texte découvert par M. Mai, par M. Villemain de l’Académie française, Didier et Cie librairies-éditeurs, 1858, p. 184-185.
15. Aristote, Rhétorique, livre I (tome I), chap. XIII, 1373b, trad. Médéric Dufour et autres, Les Belles-Lettres, Paris, 1960, p. 130.
16. Sophocle, Antigone, trad. P. Mazon, Budé, Les Belles Lettres, 1962, p. 93.
17. Louis de Bonald, Réflexions sur la Révolution de Juillet 1830 et autres inédits. DUC/Albatros, 1988, p. 82.
18. Louis de Bonald, Réflexions sur la Révolution de Juillet 1830 et autres inédits, op. cit., p. 44.
19. Jean Bodin, Les Six Livres de la République, livre I, chap. IX (De la souveraineté), Librairie Jacques du Puys, Paris, 1577, p. 147.